lundi 13 juillet 2009

Proposition de changement

On ne peut à la fois critiquer le classement du magazine britannique Restaurants (« le meilleur restaurant du monde ») et admettre les classements des chefs par des étoiles ou des notes, comme le fait le Guide Michelin, par exemple.

Ne serait-il pas temps que l’on distingue, comme je l’avais proposé il y a plusieurs années, des artisans et des artistes ? Pour des artisans, les critères sont relativement simples, parce qu’ils sont de nature technique. Si l’on demande un steak tendre et saignant à un artisan, on s’attend à obtenir ce que l’on a demandé. Et comme il existe des degrés divers de difficulté technique, on pourrait classer les artisans, et même établir des rapport « qualité/prix », en divisant une sorte de « note technique » par le prix.

En revanche, en matière artistique, comment dire si Wolfgang Amadeus Mozart et mieux que Jean-Sébastien Bach, si Gustave Flaubert est moins bien que Rabelais, si Picasso est mieux que Rembrandt ? En cuisine artistique, la technique doit évidemment être sans faille, tout comme en peinture : comment espérer donner un sentiment si l’on n’est même pas capable de tenir un pinceau, de jouer du violon, de poser une phrase ?
Cela étant, comment classer des artistes ?

Je propose que nous luttions contre le classement imbécile du magazine Restaurants, mais je réclame aussi que le Guide Michelin change ses habitudes paresseuses : distinguons artisans et artistes, et, pour les artistes, essayons de donner aux lecteurs du guide une idée du style qu’ils pourront trouver dans les restaurants de cuisine artistique.

On comprend que je ne milite pas ici pour la cuisine moléculaire, mais simplement pour que l’art culinaire (et non « les arts culinaires » : il n’y en a qu’un, le bon) soit reconnu comme il doit l’être, de façon plus lisible qu’hier et aujourd’hui.

dimanche 12 juillet 2009

Que mangerons-nous demain ?

Nous ne mangerons pas des tablettes nutritives : c’est un fantasme réfuté par un calcul simple. En revanche, nous pouvons apprendre à valoriser –par la chimie- les produits de l’élevage et de l’agriculture.

Que mangerons-nous demain ? En 1894, le chimiste Marcellin Berthelot avait prédit qu’en l’an 2000, nous mangerions des tablettes azotées. C’était une bêtise, parce que, avec la matière alimentaire la plus énergétique, la matière grasse, il faudrait déjà l’équivalent d’une grosse plaque de beurre pour avoir assez d’énergie dans la journée. Sans compter que, notre organisme étant fait de protéines, pour une grande partie, il nous faut les atomes qui font ces protéines, notamment les atomes d’azote, absents de la matière grasse. Et l’eau, dont nous sommes constitués ! Au total, il vaut sans doute mieux bien comprendre que l’espèce humaine a co-évolué avec son environnement : si les fruits sont colorés et sucrés, c’est, d’une certaine façon, parce que les plantes avaient intérêt à ce que nos ancêtres et diverses autres espèces animales (les oiseaux, par exemple) les consomment en raison des sucres qu’ils contiennent (des molécules qui apportent de l’énergie !), et qu’ils propagent les noyaux, les pépins, les graines, assurant la reproduction des plantes.
Quel que soit le mécanisme exact de cette évolution que les paléontologues cherchent à mieux connaître, il reste que l’an 2000 est passé, et que nous assistons à la faillite de la prédiction de Berthelot. L’an 2000 est passé, mais nous ne mangeons toujours pas de tablettes nutritives, et la chimie n’a pas supplanté l’agriculture. D’ailleurs, il faut dire, pour vaincre les fantasmes qui subsistent, que reproduire par synthèse les molécules des plantes est une entreprise insensée : rien que vous savoir synthétiser la vitamine B12, il a fallu des centaines de chimistes de talents, donc quatre prix Nobel, qui ont travaillé pendant des décennies ! Pour une seule des vitamines. Oui, en principe, les chimistes pourraient apprendre, lentement, à reproduire des molécules de plus en plus nombreuses, mais à quoi bon ? Si l’objectif est de mieux comprendre les règles d’arrangement des atomes dans les molécules, certes, l’objectif est intéressant ; en revanche, si l’objectif est de nourrir le monde, il vaut sans doute mieux continuer d’utiliser le soleil, la terre, l’air, l’eau, et profiter d’un « savoir faire » acquis par des milliards d’années d’évolution : celui du monde vivant, végétal notamment.
Le chimiste Pierre Potier, récemment décédé, parlait du « magasin du bon Dieu » : il proposait d’apprendre à reconnaître, dans ce magasin, les molécules qui peuvent servir de médicaments. Mais ne pouvons-nous pas demander davantage à notre environnement ? Les molécules des plantes sont innombrables, d’une merveilleuse complexité. Ne pourrions-nous pas apprendre à les modifier pour en faire des saveurs nouvelles, des odeurs originales, des consistances inédites ?
Evidemment, la cuisine qui naîtrait de ce nouveau rapport à l’environnement ne serait pas la cuisine traditionnelle que nous connaissons… mais, au fait, est-ce grave ? Car il ne s’agit pas de mettre au musée la cuisine classique, mais, plutôt, d’ajouter une nouvelle forme de cuisine à la cuisine classique. Comme en musique : Debussy n’a pas tué Bach ou Mozart ! Comme en peinture : Picasso ne nous a pas empêché d’admirer Rembrandt ou Bruegel !

La cuisine note à note

Que pourrions-nous manger, demain, en plus de ce que nous mangeons aujourd’hui ? Analysons la cuisine classique pour le comprendre. Quand nous cuisinons, classiquement, nous mettons dans la casserole des carottes, des viandes et, plus généralement, des matières provenant le plus souvent de l’agriculture ou de l’élevage. Chaque « ingrédient » est un système complexe, qui renferme de nombreux types de molécules différentes.
Par exemple, la carotte apporte à la fois des sucres, des acides aminés, des acides organiques, des alcools, de la cellulose, des pigments… Mettre une carotte dans une casserole, par conséquent, c’est comme, pour un pianiste, jouer plusieurs notes à la fois. Mettre deux ingrédients dans une casserole, c’est faire deux accords.
La comparaison nous porte : et si nous jouions note par note ? Et si nous cuisinions en synthétisant les mets, type de molécule par type de molécule ? La tentative a été faite, notamment par le cuisinier français Pierre Gagnaire, qui a servi à la presse une « sauce Wöhler », composée type de molécule par type de molécule. Au centre de la sauce, d’ailleurs, il y avait un produit nouveau, tout à faire remarquable, fruit du travail de la Station INRA de Pech Rouge : de la poudre de polyphénols extraits d’un cépage syrah. Une belle poudre d’un rouge sombre, odorante, très savoureuse…
Pourquoi prendre cette poudre plutôt que du vin ? Parce que le vin, accord, apporterait également, sans qu’on puisse doser les produits, éthanol, eau, sucres, tartrates… Avec ce produit du « craquage du vin », on fait une sauce sur mesure… et la gourmandise s’en trouve bien !
Car il faut savoir que l’on sait déjà « craquer » le lait, le blé. Alors pourquoi pas le vin, la carotte, le poulet, le poireau ? Les agriculteurs, au lieu de produire parfois des excédents de produits alimentaires qu’ils ne vendent pas toujours au prix qu’ils voudraient, ne pourraient-ils pas apprendre à effectuer ces craquages, afin de proposer des produits culinaires nouveaux, à forte valeur ajoutée ?
C’est cela, l’idée de la cuisine note à note : une façon précise de cuisiner, qui valorise des produits nouveaux produits par le monde agricole ou par l’élevage. De nouveaux développements… pour que le répertoire culinaire s’enrichisse davantage. Le voulons-nous ?

Question :
Ne devons-nous pas penser que, à côté d’une agriculture et d’un élevage raisonnés, il y a la place pour des transformations modernes des aliments ? Plus de chimie, en quelque sorte ?

Des combats pour un monde meilleur


Nos aliments sont meilleurs que ceux d’hier. Il y a beaucoup à faire, encore, pour les améliorer. Vive l’artifice, qui nous fait humain.





D’abord, nos aliments ne sont pas moins bons qu’hier, au contraire !

Nous l’ignorons, mais les livres de cuisine d’il y a seulement cinquante ans comportaient bien souvent un chapitre entier pour aider les cuisinières et cuisiniers à dépister les frelatage des produits alimentaires : le plâtre dans la farine, le jus de purin pour colorer le café, l’eau dans le lait… Aujourd’hui, les services de l’Etat nous protègent : les Douanes ne sont pas l’outil de protectionnisme que l’on dit parfois ; ce sont des services qui évitent que ne soient importés des aliments pas aussi sains et sûrs que ceux que nous produisons sur le sol national. La Direction générale du commerce et de la répression des fraudes, d’autre part, s’évertue à vérifier que les produits soient loyaux, marchands et francs, que les étiquetages ne soient pas trompeurs… L’INRA, de son côté, travaille pour donner à l’industrie –alimentaire notamment- des connaissances nouvelles, qui engendreront des produits nouveaux…
Bref, nous n’avons jamais mangé si sain, si sûr. A nous, en cuisine, ensuite, de tirer le meilleur parti des produits de l’agriculture et de l’élevage.


Ensuite, il y a de la place pour des travaux de toutes sortes

Pour manger demain encore mieux qu’aujourd’hui, il faudra sans doute des connaissances nouvelles. Les connaissances nouvelles ? En produire revient à la science, laquelle, il faut le dire, est la recherche des mécanismes des phénomènes, par une méthode bien codifiée depuis plusieurs siècles, et qui a pour nom « méthodes expérimentale ». Disons tout de suite qu’il ne s’agit pas seulement de faire des expériences !
En matière d’alimentation, plusieurs sciences sont utiles. D’abord, la botanique ou la biologie végétale ou animale s’intéressent aux ingrédients que nous utilisons dans nos transformations alimentaires. Puis, la gastronomie moléculaire s’intéresse aux transformations culinaires proprement dites. Enfin, la physiologie, la psychologie, la nutrition, la toxicologie s’intéressent au devenir de l’aliment, après qu’il a passé la barrière des dents.
L’organisation sociale est efficace si les connaissances nouvelles, produites par la science, sont ensuite transférées à la technologie, si elles sont utilisées, mises en œuvre. Technologie ? C’est le monde des ingénieurs, des industries, et, plus généralement, de tous ceux qui se préoccupent d’améliorer la technique.
La technique, enfin, qui produit ! Par exemple, griller un steak, cuire un œuf dur, pocher un poisson, dresser une quenelle sont des gestes techniques. Parfois, cette technique se double d’art, car nous n’avons pas bien dit, ici, que, l’art culinaire existe : l’artisan culinaire est celui qui vise la satisfaction d’un besoin, tout comme l’artisan peintre repeint les murs ; l’artistes culinaire est celui qui vise l’émotion, au point que, à la limite, on devrait peut-être même ne pas avaler les bouchées qu’il construit, mais seulement les apprécier sensoriellement.

Vive l’artifice !

Cette idée-là, d’expérience, est plus difficile à faire passer. Oui, nous n’aimons pas la nature, parce que la nature, c’est le gel, la grêle, le vent, la pluie, le soleil qui brûle, la peste, le choléra… Si notre espérance de vie a augmenté, c’est parce que notre espèce humaine a appris à se prémunir contre la nature. Par des médicaments qui nous guérissent, par des cosmétiques qui nous évitent les parasites, par la cuisine qui évite les gastro-entérites dues aux microorganismes qui contaminent naturellement les aliments, par les habits qui nous tiennent au chaud, en hiver, ou nous protègent des brûlures du soleil en été, par des maisons qui nous abritent…
Oui, en réalité, nous détestons la nature, qui nous tue une fois par vie dans des souffrances parfois terribles… mais nous ne l’admettons pas ! Et, de ce fait, l’ « artificiel » nous semble affreux, alors que c’est le fruit de notre ingéniosité humaine.
En cuisine, en particulier, rien de naturel. Les carottes sauvages étaient de petites racines dures : notre espèce en a fait de gros légumes charnus, gorgés de sucres et de pigments. Les vaches étaient étiques ; notre espèce les as sélectionnées, croisées, pour en faire les animaux charnus que l’on continue d’améliorer. Les œufs se félaient : nous avons appris à renforcer leur coquille pour que, achetant 12 œufs, nous en ayons finalement 12 dans le réfrigérateur. Et ainsi de suite, jusqu’à l’acte culinaire, qui ne laisse pas les produits en l’état, mais les magnifie, les valorise. D’une carotte, nous faisons une julienne. D’un poulet, nous faisons un poulet au champagne. Qui échangerait notre cuisine contre la consommation des ingrédients alimentaires crus ?

Il y a tant à dire, à découvrir, à discuter, à propos du plaisir alimentaire !
Allons, mettons fin temporairement à ces billets. Il est temps de rendre maintenant compte des discussions qu’ils sont suscitées.

Des combats pour un monde meilleur


Nos aliments sont meilleurs que ceux d’hier. Il y a beaucoup à faire, encore, pour les améliorer. Vive l’artifice, qui nous fait humain.





D’abord, nos aliments ne sont pas moins bons qu’hier, au contraire !

Nous l’ignorons, mais les livres de cuisine d’il y a seulement cinquante ans comportaient bien souvent un chapitre entier pour aider les cuisinières et cuisiniers à dépister les frelatage des produits alimentaires : le plâtre dans la farine, le jus de purin pour colorer le café, l’eau dans le lait… Aujourd’hui, les services de l’Etat nous protègent : les Douanes ne sont pas l’outil de protectionnisme que l’on dit parfois ; ce sont des services qui évitent que ne soient importés des aliments pas aussi sains et sûrs que ceux que nous produisons sur le sol national. La Direction générale du commerce et de la répression des fraudes, d’autre part, s’évertue à vérifier que les produits soient loyaux, marchands et francs, que les étiquetages ne soient pas trompeurs… L’INRA, de son côté, travaille pour donner à l’industrie –alimentaire notamment- des connaissances nouvelles, qui engendreront des produits nouveaux…
Bref, nous n’avons jamais mangé si sain, si sûr. A nous, en cuisine, ensuite, de tirer le meilleur parti des produits de l’agriculture et de l’élevage.


Ensuite, il y a de la place pour des travaux de toutes sortes

Pour manger demain encore mieux qu’aujourd’hui, il faudra sans doute des connaissances nouvelles. Les connaissances nouvelles ? En produire revient à la science, laquelle, il faut le dire, est la recherche des mécanismes des phénomènes, par une méthode bien codifiée depuis plusieurs siècles, et qui a pour nom « méthodes expérimentale ». Disons tout de suite qu’il ne s’agit pas seulement de faire des expériences !
En matière d’alimentation, plusieurs sciences sont utiles. D’abord, la botanique ou la biologie végétale ou animale s’intéressent aux ingrédients que nous utilisons dans nos transformations alimentaires. Puis, la gastronomie moléculaire s’intéresse aux transformations culinaires proprement dites. Enfin, la physiologie, la psychologie, la nutrition, la toxicologie s’intéressent au devenir de l’aliment, après qu’il a passé la barrière des dents.
L’organisation sociale est efficace si les connaissances nouvelles, produites par la science, sont ensuite transférées à la technologie, si elles sont utilisées, mises en œuvre. Technologie ? C’est le monde des ingénieurs, des industries, et, plus généralement, de tous ceux qui se préoccupent d’améliorer la technique.
La technique, enfin, qui produit ! Par exemple, griller un steak, cuire un œuf dur, pocher un poisson, dresser une quenelle sont des gestes techniques. Parfois, cette technique se double d’art, car nous n’avons pas bien dit, ici, que, l’art culinaire existe : l’artisan culinaire est celui qui vise la satisfaction d’un besoin, tout comme l’artisan peintre repeint les murs ; l’artistes culinaire est celui qui vise l’émotion, au point que, à la limite, on devrait peut-être même ne pas avaler les bouchées qu’il construit, mais seulement les apprécier sensoriellement.

Vive l’artifice !

Cette idée-là, d’expérience, est plus difficile à faire passer. Oui, nous n’aimons pas la nature, parce que la nature, c’est le gel, la grêle, le vent, la pluie, le soleil qui brûle, la peste, le choléra… Si notre espérance de vie a augmenté, c’est parce que notre espèce humaine a appris à se prémunir contre la nature. Par des médicaments qui nous guérissent, par des cosmétiques qui nous évitent les parasites, par la cuisine qui évite les gastro-entérites dues aux microorganismes qui contaminent naturellement les aliments, par les habits qui nous tiennent au chaud, en hiver, ou nous protègent des brûlures du soleil en été, par des maisons qui nous abritent…
Oui, en réalité, nous détestons la nature, qui nous tue une fois par vie dans des souffrances parfois terribles… mais nous ne l’admettons pas ! Et, de ce fait, l’ « artificiel » nous semble affreux, alors que c’est le fruit de notre ingéniosité humaine.
En cuisine, en particulier, rien de naturel. Les carottes sauvages étaient de petites racines dures : notre espèce en a fait de gros légumes charnus, gorgés de sucres et de pigments. Les vaches étaient étiques ; notre espèce les as sélectionnées, croisées, pour en faire les animaux charnus que l’on continue d’améliorer. Les œufs se félaient : nous avons appris à renforcer leur coquille pour que, achetant 12 œufs, nous en ayons finalement 12 dans le réfrigérateur. Et ainsi de suite, jusqu’à l’acte culinaire, qui ne laisse pas les produits en l’état, mais les magnifie, les valorise. D’une carotte, nous faisons une julienne. D’un poulet, nous faisons un poulet au champagne. Qui échangerait notre cuisine contre la consommation des ingrédients alimentaires crus ?

Il y a tant à dire, à découvrir, à discuter, à propos du plaisir alimentaire !
Allons, mettons fin temporairement à ces billets. Il est temps de rendre maintenant compte des discussions qu’ils sont suscitées.

Une vieille lecture me revient... à point nommé quand on envisage la jovialité de la science et de l'enseignement

Alain, Propos sur le bonheur, XCII


"Il n’est pas difficile d’être malheureux ou mécontent ; il suffit de s’asseoir, comme fait un prince qui attend qu’on l’amuse ; ce regard qui guette et pèse le bonheur comme une denrée jette sur toutes choses la couleur de l’ennui ; non sans majesté, car il y a une sorte de puissance à mépriser toutes les offrandes ; mais j’y vois aussi une impatience et une colère à l’égard des ouvriers ingénieux qui font du bonheur avec peu de choses, comme les enfants font des jardins. Je fuis. L’expérience m’a fait voir assez que l’on ne peut distraire ceux qui s’ennuient d’eux-mêmes.
Au contraire, le bonheur est beau à voir ; c’est le plus beau spectacle. Quoi de plus beau qu’un enfant ? Mais aussi il se met tout à ses jeux ; il n’attend pas que l’on joue pour lui. Il est vrai que l’enfant boudeur nous offre aussi l’autre visage, celui qui refuse toute joie ; et heureusement l’enfance oublie vite ; amis chacun a pu connaître de grands enfants qui n’ont point cessé de bouder. Que leurs raisons soient fortes, je le sais ; il est toujours difficile d’être heureux ; c’est un combat contre beaucoup d’événements et contre beaucoup d’hommes ; il se peut que l’on y soit vaincu ; il y a sans aucun doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l’apprenti stoïcien ; mais c’est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant d’avoir lutté de toutes ses forces. Et surtout, ce qui me paraît évident, c’est qu’il est impossible que l’on soit heureux si l’on ne veut pas l’être ; il faut donc vouloir son bonheur et le faire.
Ce que l’on n’a point assez dit, c’est que c’est un devoir aussi envers les autres que d’être heureux. On dit bien qu’il n’y a d’aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette récompense est juste et méritée ; car le malheur, l’ennui et le désespoir sont dans l’air que nous respirons tous ; aussi nous devons reconnaissance et couronne d’athlète à ceux qui digèrent les miasmes et purifient en quelque sorte la commune vie par leur énergique exemple. Aussi n’y a-t-il rien de plus profond dans l’amour que le serment d’être heureux. Quoi de plus difficile à surmonter que l’ennui, la tristesse ou le malheur de ceux que l’on aime ? Tout home et toute femme devraient penser continuellement à ceci que le bonheur, j’entends celui que l’on conquiert pour soi, est l’offrande la plus belle et la plus généreuse. J’irais même jusqu’à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui auraient pris le parti d’être heureux. Car, selon mon opinion, tous ces cadavres et toutes ces ruines, et ces folles dépenses, et ces offensives de précaution, sont l’œuvre d’hommes qui n’ont jamais su être heureux et qui ne peuvent supporter ceux qui essaient de l’être. Quand j’étais enfant, j’appartenais à l’espèce des poids lourds, difficiles à vaincre, difficiles à remuer, lents à s’émouvoir. Aussi il arrivait souvent que quelque poids léger, maigre de tristesse et d’ennui, s’amusait à me tirer les cheveux, à me pincer, et avec cela se moquant, jusqu’à un coup de poing sans mesure qu’il recevait et qui terminait tout. Maintenant, quand je reconnais quelque gnome qui annonce les guerres et les prépare, je n’examine jamais ses raisons, étant assez instruit sur ces malfaisants génies qui ne peuvent supporter que l’on soit tranquille. "